dimanche 6 janvier 2008

Le film "L'Ayahuasca, le Serpent et Moi"

Paru dans "Drogues News" de Arnaud Aubron / février 2007 ."Ce texte est disponible sous les termes de la licence de documentation libre GNU(GFDL)."
"L'Ayahuasca, le Serpent et Moi" réalisé en 2003.

Préalable nécessaire en ces temps de suspicion. Je ne suis pas "un adepte de l'ayahuasca". Comme réalisateur de films documentaires passionné par les traditions anciennes, je me suis intéressé aux pratiques chamaniques des Indiens d'Amazonie. Avant de réaliser celui-ci en 2003, j'ai effectué un long repérage en plusieurs endroits du Pérou. J'ai vécu parmi des chamans, les pires et les meilleurs. Lors de ce voyage, j'ai expérimenté l'ayahuasca que je ne peux pas isoler de son contexte géographique, ses pratiques complètes et la qualité du chaman. Ce qui signifie en clair que je ne crois pas à une bonne utilisation de l'ayuahasca en Occident dans les conditions actuelles.

Le film, programmé en 2004 sur La Cinq, a été censuré suite à de multiples pressions pour être diffusé 3 ans plus tard et en pleine nuit. Le sujet intéresse cependant un public qui dépasse largement les quelques centaines de "branchés de l'ayahuasca" puisque le film s'est bien vendu en DVD, largement piraté et la version anglaise sort dans plusieurs pays. Ce petit succès sans presse ni publicité ne me satisfait pas pour autant. J'ai vécu la période d’intelligence des années 70-80 et je déplore à quel point nous sommes tombés dans une censure rétrograde. Les censeurs s'appellent "ignorance" (par manque de curiosité), "fanatisme" (de la pensée unique) et "ambition" (de quelques uns).

Quoi de gênant dans ce film ? Le fil conducteur est un jeune occidental venu chercher dans les pratiques de l’ayahuasca une aide à sa démarche psychothérapeutique. Il démarre son périple à Takiwasi, le centre d'accueil pour toxicomanes du Dr Jacques Mabit, puis va à la rencontre de chamans dans la jungle péruvienne. Sur sa route, je donne la parole à un toxicomane occidental en fin de cure, un ex-narcotrafiquant, un chaman Achaninka, un autre métis, un jésuite qui fait le grand écart entre sa foi chrétienne et l'univers chamanique…

Les censeurs craignent que ce film ne fasse la promotion d'une drogue ? Pour un type comme moi qui n'a jamais même tiré sur un pétard, c'est fort ! Ils ne prêtent pas attention à l'immense variété de plantes médicinales qui accompagnent l'ayahuasca : ayurpanga, manayupa, carqueja… Leur ingestion n'est pas "douce" contrairement à ce que croient beaucoup d'amateurs de médecines alternatives. N'ai-je pas montré assez de douleurs et de vomissements pour dégoûter l'occidental moyen ? J'ai même anticipé en annonçant clairement au début du film que l'ayahuasca était "considérée comme une drogue" alors qu'elle ne l'a été qu’en mai 2005. Enfin, n'ai-je pas répété à quel point les réponses qu'apportent ces pratiques ne sont pas simples et ne font que renvoyer l'homme à lui-même ? Les propos du prêtre jésuite (et d'autres) sont-ils trop subtils pour être entendus ?

En fait, le problème n'est pas là. A la même époque, sort librement le film de J. Kounen traitant du même sujet. Celui-ci n'aborde pas l'aspect thérapeutique alors que je donne la parole au Dr Jacques Mabit qui a de féroces détracteurs en France. L'un d'eux a mené 5 ans de procédures contre lui pour "association de malfaiteurs, escroquerie, dérive sectaire". Résultat : non lieu sur toute la ligne en mars 2004, puis en appel en juillet 2005. Malgré cela, ils n'acceptent pas sa présence dans le film.

Le jeune homme du film commence son périple par le centre Takiwasi pour une raison simple. S'agissant d'aborder ces pratiques irrationnelles, la présence de ce médecin mondialement connu rassure. Je ne serais pas "impartial" concernant ce Dr J. Mabit ? Il intervient car il est l'un des rares à pouvoir tenir un langage-interface entre celui (obscur car poétique) des chamans et notre pensée occidentale. Ses travaux ont été soutenus financièrement pendant 5 ans par le gouvernement français (l'ancienne DGLDT) et de nombreux scientifiques ont témoigné de ses résultats. Sur place, j'ai trouvé un chercheur engagé et scrupuleux, vivant modestement et dévoué. La plupart des drogués sud-américains présents dans le film sont misérables et leurs soins sont gratuits (grâce à des séminaires organisés pour les occidentaux). Durant le tournage, le centre a payé un dentier à celui qui montre sa bouche édentée. D'accord, J. Mabit est chrétien, il le dit et ça énerve. Moi aussi, au début. Il faut connaître le contexte sud-américain pour comprendre ce que représente là-bas le catholicisme, et Jacques Mabit demeure attentif à respecter le libre-arbitre de chacun. Quoiqu'il en soit, lui et d'autres chercheurs tentent de mettre en évidence que l'Humain ne se limite pas à un fonctionnement mécaniste. De Berkeley à New York en passant par Takiwasi ou Amsterdam, des médecins, neuropsychiatres et pharmacologues étudient ces pratiques, et constatent que dans bien des cas, elles amènent un processus de guérison. Ils tentent de concilier les impératifs d'une démarche scientifique occidentale avec cette médecine de chamans, et prennent de nombreuses précautions tant physiques que psychologiques (par exemple dans les cas de schizophrénie). Contrairement à qui a été colporté, il n'y a jamais eu d'accidents dans son centre pour toxicomanes depuis son existence (22 ans). Personnellement, je trouve ces travaux passionnants, mais j'ai préféré montrer ces pratiques "de l'intérieur" en immergeant le spectateur dans cet "autre univers", tout en usant constamment du subjonctif pour le laisser prendre sa distance.

J'aurais fait la promotion d'une pseudo secte ? C'est avoir la vision courte que d'imaginer une secte là où l'on voit des gens vêtus de blanc. Ceci est simplement du aux images infra-rouges. Elles transforment en blanc les vêtements clairs qui permettent aux participants de se voir dans l'obscurité des séances d'ayahuasca. Les travaux du Dr J. Mabit n'ont pas subis de dérive sectaire. La Justice a clos la "présomption d’activité sectaires" depuis mars 2004 et de nombreux scientifiques internationaux l'ont attesté. Cela aussi, nous nous en sommes assurés AVANT de lancer la réalisation du film.

Un autre leitmotiv des détracteurs est de demander des contre-exemples. La séquence du pitoyable "chamanic business" ne suffit-elle pas à comprendre que lorsque l'ayahuasca sort de ses rites, elle sert à des fins lucratives ? Je n'ai pas montré les nombreux centres ayahuasca installés au Pérou dirigés par des gens sans scrupules (et dangereux) car cette seule séquence est éloquente. Le reste du temps, je filme ce qu’il y a de beau et de constructif dans la nature humaine. Et puis, n’ai-je pas exposé en clair qu’un être humain sous ayahuasca et sans guide avisé peut prendre sa perception de la vérité pour "la" seule vérité ? Chez nous, cela s'appelle "la mise en état de sujétion". Là-bas, de la sorcellerie.

Je comprends que l'intérêt pour le chamanisme inquiète notre esprit rationnel. En même temps, il attire de plus en plus de personnes et pas seulement des jeunes. Un censeur m'a dit textuellement : « Tant que vous montrez des nègres et des indiens dans ces pratiques, ça va. Mais des occidentaux, ce n'est pas politiquement correct ». Désolé, j'ai eu l'honnêteté de montrer ces voyageurs en overdose de consommations, en mal-être, en manque de rêve créateur. C'est cruel parce qu'ils nous ressemblent, ils peuvent être notre fils, notre voisin, notre banquier, et personne n'en savaient rien… C'est cruel car ils sont si naïfs, sans repères et sans intelligence sur eux-mêmes. A part le mépris et le rejet en bloc, quelle réponse avons-nous face à cette errance ?

Chez les indiens Llamas, je n'ai pas vu faire une grande différence entre un toxicomane et une personne mal dans sa peau. Juste une question de gravité (!). Ce sont eux qui m'ont inspiré cette idée forte du film reprise même par les journalistes les plus réticents : « Un toxicomane tente de renouer avec les rites ancestraux qui ont été perdus. Pour combler ce vide, il utilise la drogue, tentative sauvage et sans guide qui le conduit à l'auto-destruction ». De ce fait, j'ai porté un autre regard sur les toxicomanes du Pérou. J'ai vu des êtres qui ont cherché à se comprendre eux-même, en se fourvoyant totalement. D'ailleurs, ils sont devenus les personnes les plus touchantes que j'ai rencontrées au cours de cette aventure. Ceux de ma génération pouvaient encore projeter leur imaginaire dans la conquête spatiale pour se construire. Aujourd'hui, la grande découverte à faire va vers l'intérieur de l'Homme dans « un rêve de dépassement, un combat intime, une étoile secrète ». Même N. Sarkozy tente de capitaliser sur ce besoin [l'article date de février 2007]. Il rajoute même « Et c'est au responsable politique de leur ouvrir des chemins ». Alors il serait temps de débattre en déployant une intelligence créatrice, au lieu de censurer. L’ignorance, l’ambition et le fanatisme ont planté leurs clous dans ce film, mais je crois que ce débat est possible car j'ai eu une belle récompense. Ce fut la scène finale du film (et du voyage) où Flavien vomit son mal et sourit enfin. Sans ce sourire, le film aurait été raté. Grâce à ce sourire, il existe.
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Armand Bernardi / février 2007
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Résumé :
L'ayahuasca est une plante hallucinogène à caractère sacré, utilisée par les Indiens d'Amazonie, principalement au Pérou. Des rituels séculaires entourent la consommation de cette substance dont les vertus thérapeutiques sont avérées pour les sociétést raditionnelles qui l'ont sacralisée. Depuis quelques décennies, l'Ayahuasca fait l'objet d'études poussées de la part de scientifiques occidentaux qui analysent ses propriétés pour les utiliser en médecine. Ce document nous antraîne aux confins de la forêt amazonienne, dans une aventure où se croisent l'éthnologie, la science et les faits de société, un voyage dans le monde de l'hallunication contrôlée et des rituels chamaniques. Le fil conducteur est un jeune occidental venu chercher dans les pratiques de l'Ayahuasca une aide à sa démarche psychothérapeutique. Il démarre son périple à Takiwasi, dans un centre d'acceuil pour toxicomanes, puis va à la rencontre de chamans dans la jungle péruvienne. Sur sa route, le film donne la parole à un toxicomane en fin de cure, à un ex-narcotrafiquant, à un chaman Acheninka, à un chaman métis, à un père jésuite qui fait le grand écart entre sa foi chrétienne et l'univers chamanique...
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